Décoloniser l’Agenda 2030 ? La responsabilité de la société civile
Le débat sur la décolonisation concerne aussi la mise en œuvre de l’Agenda 2030 : les ODD doivent contribuer ensemble à améliorer l’équité et l’égalité des chances partout dans le monde. Mais aucun d’entre eux ne peut être atteint si la réduction des inégalités (ODD) n’est pas absolument prioritaire dans toutes les activités. L’impératif de décolonisation doit donc être au cœur de l’Agenda 2030. Est-ce vraiment le cas ?
La Plateforme Agenda 2030 a récemment inauguré un nouveau format d’échanges virtuels, conçu pour permettre à ses membres de partager leurs points de vue sur différents thèmes de l’Agenda 2030. Ces discussions restent internes à la Plateforme, par souci de rendre possibles des réflexions critiques et des questionnements sur le rôle que chacun∙e entend jouer dans la mise en œuvre de l’Agenda 2030.
La décolonisation des ODD est l’un de ces thèmes. Pour en discuter, les collaborateur∙trices de l’EPER, de Frieda, organisation féministe pour la paix, et de Medicus Mundi Suisse ont invité une vingtaine de collègues d’autres organisations à s’exprimer sur la place à accorder au débat sur la décolonisation dans les actions de la société civile en Suisse.
L’appel à la décolonisation des structures existantes se fait de plus en plus pressant, en particulier dans la coopération internationale. Cette entreprise d’autocritique doit beaucoup aux études postcoloniales et à l’engagement de mouvements antiracistes comme Black Lives Matters, qui démontrent que les sociétés du Nord global portent encore la marque du colonialisme. Ses structures continuent à façonner les rapports de domination à l’échelle mondiale et soumettre les perceptions à un biais raciste.
Le débat dans la coopération internationalen
Cette analyse soulève plusieurs questions : comment le secteur de la coopération internationale peut-il transcender ces rapports de domination ? Transférer les compétences décisionnelles du Nord global au Sud global ? Lutter contre le racisme et l’inégalité des sexes de nature structurelle ?
À l’heure où la coopération internationale s’interroge avec plus ou moins d’ardeur et de transparence sur la décolonisation en son sein, nos échanges virtuels ont porté sur la pertinence d’ouvrir ce débat à propos de la mise en œuvre des ODD.
L’Agenda 2030 a certes été élaboré à partir des Objectifs du Millénaire de l’ONU, qu’on pourrait définir comme un « programme de développement » assignant au Sud global des objectifs fixés par le Nord. L’Agenda 2030 renverse la perspective en affichant une ambition clairement universelle, celle de fixer un cadre mondial pour relever les défis les plus urgents en matière sociale, économique et écologique.
Qui détermine le caractère universel des ODD ?
Les « standards internationaux » font régulièrement l’objet d’un procès en eurocentrisme et les ODD ont pu être accusés d’encourager un agenda universaliste reflétant les intérêts du Nord global. On a également pointé du doigt les rapports de domination à l’œuvre dans les processus de négociation internationaux.
Emprunté au vocabulaire de l’antiracisme et de la lutte pour l’égalité des sexes, le concept d’« altérisation » (en anglais Othering) s’avère très important pour l’examen critique de l’héritage colonial dans la mise en œuvre de l’Agenda 2030. Ce concept désigne un processus par lequel un groupe humain est traité comme s’il était par nature différent ou étranger. Le colonialisme a utilisé l’altérisation raciste pour tracer une frontière infranchissable entre les Européen∙nes blanc∙hes et le reste du monde, opposant sur un mode binaire le « supérieur » et l’« inférieur », le « normal » et le « différent », le « civilisé » et le « primitif ».
L’altérisation : « nous » et « les autres »
L’altérisation est à l’œuvre dans le discours paternaliste et raciste par lequel l’Occident « développé » se positionne lui-même dans un rôle d’agent. Il « aide » les « pays en développement » qui ne sont pas capables de s’aider eux-mêmes. Une autre forme d’altérisation consiste à souligner les problèmes du Sud tout en ignorant ou en minimisant ceux du Nord.
Il s’agit donc de se demander si et dans quelle mesure ce discours altérisant s’exprime aussi à travers les ODD. Accordent-ils une place suffisamment importante aux problèmes qui affectent le Nord global, par exemple la consommation excessive et l’accaparement des ressources, le racisme, la violence liée au genre, la militarisation des frontières ou l’exclusion ? Comment réaliser une paix globale et l’accès à la justice pour toutes et tous ? Le pouvoir transformateur des voix marginalisées est-il pris en compte, en Suisse et dans le monde, et permet-on à celles-ci de contribuer aux ODD ?
Discussion : reconnaître et transformer les rapports de domination
Au terme de la discussion, les questions que pose le débat sur la décolonisation apparaissent salutaires pour l’ensemble de la société civile, et nullement réservées au secteur de la coopération internationale. L’Agenda 2030 ne peut atteindre ses buts que si la société civile agit de manière inclusive, qu’elle ne se contente pas de prendre acte de la diversité, mais l’intègre à ses processus décisionnels. Car elle est elle-même structurée par des rapports de domination qu’il importe de mettre au jour pour lutter au quotidien contre leurs effets pernicieux.
De même, les membres de la Plateforme Agenda 2030 se doivent de développer dans leur action politique une sensibilité aux structures de domination coloniale inhérentes aux processus de négociation et d’arbitrage. C’est possible si nous nous engageons ensemble pour créer de nouveaux espaces de négociation où les voix qui n’ont pas été entendues par le passé ont d’emblée leur place. Les organisations de la société civile ont la légitimité de le faire, à condition qu’elles fondent leur propre action sur des approches décoloniales, qu’elles mettent en pratique leur impératif de solidarité, et qu’elles s’emploient à le défendre au sein de la société civile du monde entier.
Photo: UN Photo. CC BY-NC-ND 2.0 DEED
Martin Leschhorn
Directeur Medicus Mundi Suisse
Nina Vladović
Responsable du service Intégration à l’EPER.
Lisa Joanne Bissegger
Responsable politique de paix féministe, Frieda – l’0rganisation de paix féministe