« Beyond GDP » : de la Suisse à l’ONU, les initiatives pour mesurer ce qui compte vraiment
En Suisse et dans le monde, de nombreuses initiatives se penchent sur la question du PIB et des alternatives permettant de valoriser autre chose que la richesse monétaire produite par un pays. En Suisse, l’initiative SIPI a été lancée dans le cadre d’un side event du WEF en janvier 2025. Cet article offre un aperçu de cette initiative et fait un point de la situation sur les processus internationaux en cours.
Lorsqu’il inventa le PIB, Simon Kuznets tentait de comprendre l’impact de la Grande Dépression sur l’économie américaine et de montrer comment cette dernière s’était redressée après la crise. Il fut le premier à avertir que le PIB ne devait pas servir de base pour élaborer les politiques publiques et que ce n’était en aucun cas un indicateur du bien-être ou du niveau de vie de la population.
Et pourtant. Presque 90 ans plus tard, le PIB est encore utilisé à tout-va et perçu par beaucoup comme une fin en soi, comme si une croissance du PIB garantissait automatiquement une amélioration des conditions de vie. Nous savons toutefois qu’il n’existe pas une corrélation aussi claire. Surtout, nous ne pouvons plus ignorer les impacts environnementaux et sociaux – négatifs – des politiques visant à soutenir, chaque année, une croissance du PIB (voir l’article « Mesurer ce qui compte vraiment » pour plus d’informations).
Pour ces raisons et depuis quelques années, de nombreuses initiatives visent à trouver une alternative, ou du moins des standards complémentaires, au PIB. Une étude de 2019 en recense même plus de 500, dont le système du Bonheur national brut du Bhoutan et la collaboration de cinq pays (Écosse, Islande, Nouvelle-Zélande, Pays de Galle et Finlande) dans le cadre de la « Wellbeing economy Alliance ».
Depuis le début de cette année, la Suisse aussi s’engage dans cette voie avec le lancement d’un nouveau projet. Petit aperçu de ce qui se passe chez nous et au-delà de nos frontières.
En Suisse, lancement de #SIPI
En Suisse, les discussions autour des alternatives au PIB vont bon train : le 20 janvier dernier, près de 180 représentant∙e∙s de l’économie, de l’administration publique, du monde académique et de la société civile – dont la Plateforme Agenda 2030 – ont répondu à l’invitation de B-Lab au lancement de SIPI, comprenez « Swiss Impact & Prosperity Initiative ». Cette initiative vise à « redéfinir comment nous mesurons le succès et le bien-être en s’éloignant d’indicateurs économiques traditionnels comme le PIB. ». Cet index devrait intégrer des facteurs environnementaux, sociaux, humains et économiques afin d’offrir un aperçu holistique de la prospérité suisse tout en considérant les externalités telles que les impacts sur la nature, les inégalités sociales et l’épuisement des ressources.
Lors de cet événement, l’urgence de la situation a été mise en avant : six des neuf limites planétaires sont déjà dépassées, les inégalités sociales sont en hausse et le rapport sur les risques mondiaux a confirmé que les quatre plus grands risques structurels des 10 prochaines années sont environnementaux. Même en tant que petit pays, la Suisse a un rôle important à jouer : en effet, alors que la Suisse se positionne généralement assez bien dans les classements de durabilité, elle est particulièrement mauvaise quand il s’agit de prendre en compte les retombées négatives provoquées à l’étranger, occupant la 163ème place dans le Sustainable Development Report. Les initiant∙e∙s de SIPI sont unanimes et appellent la Suisse à jouer un rôle de leader. SIPI se voit donc confier une mission ambitieuse : Réunir les acteurs centraux en Suisse afin de développer un cadre général et des indicateurs apportant des informations complémentaires au PIB. Ce cadre doit mettre en avant un nouveau « narratif » autour de ce que signifie la prospérité en Suisse qui inclut le bien-être social, la responsabilité environnementale et la résilience et qui prend en compte les « véritables coûts » (impacts sur l’environnement et les inégalités sociales).
Nos demandes par rapport à SIPI
La deuxième partie de l’événement a permis au public de faire ses remarques sur l’initiative et d’y apporter des compléments et commentaires. La Plateforme Agenda 2030 s’est prononcée sur différents points :
- SIPI doit être plus inclusif : le processus devrait intégrer non seulement des voix de groupes marginalisés et des pays du Sud global (directement impactés par les activités économiques suisses) mais aussi des acteurs qui ont des opinions politiques différentes.
- Le reporting n’est pas une fin en soi – SIPI doit pouvoir se traduire en mesures plitiques concrètes : il existe le risque que SIPI devienne un énième programme de pure récolte de données. Il faut absolument éviter cela et faire en sorte que la Suisse prenne plus de mesures concrètes pour respecter son engagement d’atteindre les ODD d’ici 2030. Citons par exemple la nécessité d’une application forte de la loi climat, de respecter les régulations internationales sur le blanchiment d’argent et la transparence des personnes morales et de mettre fin aux subventions et allègements fiscaux nuisibles au climat et à la biodiversité.
- De nombreux acteurs ont relevé les difficultés auxquelles ils et elles faisaient face en voulant rendre leurs activités économiques durables : manque de reconnaissance (pensons à l’initiative parlementaire visant à créer un statut juridique d' »Entreprise durable » pour les PME suisses qui a été rejetée par la Commission des Affaires juridiques du Conseil national), conditions économiques défavorables et investissements durables très peu rentables. Là, la Plateforme Agenda 2030 s’engage pour des échanges plus étroits entre la société civile et l’économie afin de faire profiter cette dernière des compétences et connaissances des ONGs actives dans différents domaines.
Le lancement officiel pour SIPI accompagné de la formalisation du Consortium de partenaires est prévu pour le printemps 2025 précédé d’un webinaire qui partagera les résultats de la consultation du 20 janvier. D’ici là, fondation B Lab (Suisse) va continuer à détailler le projet en récoltant des inputs de la part d’acteurs intéressés (voir ici) et en mettant sur pied un consortium de partenaires désirant s’engager dans ce projet. La Plateforme Agenda 2030 gardera un contact avec B-Lab afin de représenter les positions de la société civile dans ce processus.
« Sustainable and inclusive wellbeing » au niveau européen
Au niveau européen aussi, la question des alternatives au PIB était déjà débattue depuis de nombreuses années : en 2009 et suite à plusieurs conférences, la Commission publia une résolution « Le PIB et au-delà – Mesurer le progrès dans un monde en mutation », adoptée par le Parlement européen en 2011 et qui devait indiquer la voie à prendre pour développer de meilleurs indicateurs de progrès. Dans un rapport de suivi en 2013, la Commission souligne que de nombreux indicateurs ont été développés mais qu’ils restent pour l’instant peu exploités et que des efforts supplémentaires sont nécessaires pour intégrerces nouvelles données dans l’évaluation et le narratif politique.
Les discussions européennes autour de la question du PIB ont continué, notamment dans le domaine académique où de nombreux projets de recherche du programme Horizon Europe se penche sur ces questions : MERGE, ToBe, SPES, WISE Horizons, WISER, REAL. MERGE organise d’ailleurs un événement en ligne le 3 février et invite tout le monde à participer à la discussion.
La question des alternatives au PIB est revenue sur le devant de la scène politique en 2022 dans le cadre du 8ème programme d’action environnementale. Dans son rapport Strategic Foresight 2023, la Commission européenne a en effet annoncé que l’élaboration d’indicateurs complémentaires au PIB serait l’un des dix principaux domaines d’action et qu’elle les intégrerait progressivement dans l’élaboration des politiques de l’UE. Une initiative nommée « Sustainable and inclusive wellbeing » (SIWB) doit développer un prototype pour un cadre adapté ainsi qu’un dashboard d’environ 120 indicateurs. Ces efforts sont coordonnés avec la révision du système de comptabilité nationale, avec le système de comptabilité économique et environnementale ainsi qu’avec le projet de l’ONU (cf. ci-dessous).
« Beyond GDP » – à l’échelle de l’ONU
En 2021, le secrétaire général des Nations Unies publiait son rapport « Notre programme commun » présentant sa vision pour l’avenir de la coopération mondiale ainsi que des solutions à mettre en place pour combler les lacunes et les risques liés à la mise en œuvre des ODDs. Dans ce cadre, il appelait notamment à organiser un « Sommet de l’avenir » qui eut lieu en septembre 2024.
Le PIB – et le besoin de trouver un système alternatif solide au niveau international – était une des thématiques centrales abordée dans le « Programme commun » : “Now is the time to correct a glaring blind spot in how we measure economic prosperity and progress. When profits come at the expense of people and our planet, we are left with an incomplete picture of the true cost of economic growth.”. Suite à cela, et en se basant sur un rapport du Comité de haut niveau sur les programmes, une “Note d’orientation” (ou « policy brief ») a été publiée en mai 2023 dans laquelle le Secrétaire général formule trois recommandations concrètes à l’intention des États Membres. En outre, le cadre à élaborer devrait se concentrer sur six éléments : bien-être et moyens d’action, respect de la vie et de la planète, moins d’inégalités et plus de solidarité, une gouvernance participative et des institutions efficaces, des économies innovantes et éthiques et, finalement, le passage de la vulnérabilité à la résilience.
Dans le « Pacte pour l’avenir » adopté par l’Assemblée générale lors du Sommet de l’avenir, les États Membres s’engagent à « élaborer un cadre permettant de mesurer les progrès accomplis en matière de développement durable qui viendra compléter le produit intérieur brut et prendre en compte d’autres paramètres. ». Pour cela, ils chargent le Secrétaire général de constituer un groupe d’expert∙e∙s qui devra élaborer des indicateurs de développement durable qui viendraient compléter le PIB.
Prochaines étapes ?
Que pouvons-nous attendre de la multitude de projets et d’initiatives actuellement en cours en Suisse et à l’international ? Avant tout, une meilleure coordination, permettant aux pays et aux acteurs impliqués de converger vers un système commun. Par ailleurs, il est essentiel que des voix fortes émergent pour changer le narratif autour de l’importance du PIB. Nous avons besoin de politicien∙ne∙s qui placent le bien-être au-dessus de la croissance économique, en défendant des politiques publiques alignées sur de nouveaux indicateurs. Les entreprises doivent, elles aussi, valoriser leur contribution aux ODD et à d’autres objectifs qui dépassent la simple recherche de croissance économique. Enfin, les médias jouent un rôle clé en mettant en lumière ces initiatives et en ayant le courage de questionner le PIB comme unique mesure de progrès.
Le chemin est encore long, mais le mouvement est en marche. Nous nous réjouissons de contribuer aux prochaines étapes de cette transformation.

Rianne Roshier
Plateforme Agenda 2030